Jude Lew, Das Fechtbuch – On se Lew tous et on applaudit.

Chers lecteurs, pour ce premier article, je ne vais pas trop me fouler et commencer avec la revue d’un livre que j’affectionne tout particulièrement. Concrètement, je vais passer au travers de l’ensemble de ma bibliothèque d’escrime et autres ouvrages plus ou moins associés, car à ma connaissance, il n’y a pas tant de revues de livres sur les internets, et il est toujours bon d’avoir une idée de ce qu’on achète vu le prix de certains livres. En tous cas, pour cette première, vous n’aurez pas l’immense contentement de vous coltiner quantité de mes commentaires culottés, parce que, pour être franc, ce pavé est proche d’être mon livre de chevet, au plus grand désarroi de ma chère et tendre. En revanche, vous venez d’avoir le droit à une belle allitération en « c ». Et c’est déjà bien.

Généralités

L’objet. La banane, ici pour l’échelle, vous montre qu’il est possible d’emporter ce petit ouvrage partout avec vous, y compris à la place d’une banane dans votre boîte à déjeuner. C’est de la nourriture pour l’esprit.
TitreJude Lew – Das Fechtbuch
ISBN978-3-932077-46-3
AuteurDierk Hagedorn et complices
Année2017
TypeManuel d’escrime (transcription et traduction)
LangageProto Haut Allemand Moderne, Allemand, Anglais
Pages 432
Document d’origineCod.I.6.4°.3 – Augsburg Universitätsbibliothek
Annéeca. 1460

Le Manuscrit d’Origine

Un peu de contexte historique

Lew (prononcer à la teutone, c’est à dire « lève », et pas manière anglais moche genre « liou ») était apparemment un maître d’arme de l’Allemagne du XVe siècle. Apparemment aussi, il était juif comme le laisse penser l’épithète Jud (ie. « le Juif ») accolé à son nom, comme d’ailleurs plusieurs autres maîtres de la tradition de Joachim Liechtenauer. Je dis bien *apparemment*, car, comme beaucoup d’auteurs dont il sera question dans ce blog, le bougre n’a pas laissé de nombreuses traces et n’est même pas listé par Paulus Kal dans sa Confrérie de Liechtenauer. Cependant, le contenu qui nous est parvenu attribué à Lew, une glose du Récital divisée en sections par armes, se place clairement dans la tradition Liechtenauerienne, dans la lignée directe du Cod44.A.8 (celui avec l’image de tonton Johannes en chapka que tout le monde connait). On y retrouve certains passages commun avec d’autres tels Ringeck, mais aussi des passages originaux. D’ailleurs, les droits d’auteur et la traçabilité, au Moyen-âge, c’est pas ça. Donc même si l’ensemble du manuscrit Cod.I.6.4°3 est habituellement attribué à Lew, ce n’est dans les faits pas le cas. Nous y reviendrons un peu plus loin.
Les relations entre manuscrits ressemblant à une saison de Santa Barbara, pour plus de détails sur le sujet, je vous renvoie à la fantastique présentation de Michael Chidester à l’IGX 2018 (la partie qui parle de Lew est autour de 27min, c’est en anglais et c’est velu, je vous aurait prévenu).

Contenu du manuscrit d’origine

Le manuscrit est divisé en sections, une par arme ou technique. Au plus grand bonheur des escrimeurs du XXIe siècle ne disposant pas d’étables ou d’armure de plaque complète, la section la plus importante, et la première du manuscrit, concerne l’épée longue. On a là une glose joliment détaillée, et de mon point de vue, inhabituellement claire et précise du Récital d’épée longue de Liechtenauer. L’attribution de cette partie est anonyme d’après les informations données en préambule dans l’édition revue ici. Cependant, Wiktenauer l’attribue directement à Lew. Je vous laisse vous faire votre propre avis, en tous cas, c’est une centaine de pages qui méritent d’être lues.
Suivant cette première section, se trouve un chapitre de combat en armure et un de combat au sol, nommée « tomber et se relever », en armure elle aussi. Toutes deux sont du matériel de Martin Huntfeltz (un maître listé par Paulus Kal), attribué cependant à Lew.
Viennent ensuite une section de combat à l’épée courte (aka. demi-épée), là aussi pour du combat en armure, et une très courte section d’un feuillet seulement de combat à l’épée-bocle. Dans la lignée des jeux de chaise musicale d’attribution des sections précédentes, celles-ci sont écrites par Andre Liegniczer (un autre maître listé par Paulus Kal) mais attribuées à Martin Huntfeltz.
Ensuite, nous trouvons une section de lutte par Ott le Juif, un autre juif donc, spécialisé dans la lutte, lui aussi listé par Paulus Kal. Quand j’écrivais au début de cet article que même si Lew n’était pas listé par Kal, on avait bien là un manuscrit s’inscrivant dans la tradition de Liechtenauer, vous pouvez remarquer qu’on retrouve dans les auteurs trois des individus de sa confrérie.
Finalement, le document se ferme sur une glose du Récital de combat à dos de cheval, attribuée à Lew, mais semble-t-il avec les deux derniers feuillets provenant de Martin Huntfeltz.
Dans l’ensemble, nous avons là un manuscrit très complet, couvrant de nombreux aspects du combat du XVe siècle. Les armes d’hast et le messer sont cependant complètement absent de l’ouvrage, et il faudra se référer à d’autres traités pour ces armes là. Il est aussi à noter que le manuscrit ne contient aucune illustration. Cependant, comme mentionné plus haut, la rédaction est plutôt claire, détaillée, allant droit au but et dans l’ensemble cohérente (ie. sans contradictions), ce qui permet de se passer de support visuel. Pour les sections que je pratique la plus régulièrement, c’est à dire l’épée longue, on note aussi quelques variantes intéressantes de techniques données dans les autres ouvrages plus connus comme chez Ringeck ou le MS3227a. Tout ceci est compilé dans le travail de bibliographie adjoint à cette édition sur lequel nous reviendrons. Côté combat à l’épée en armure qu’il m’arrive aussi de pratiquer, la section 2 correspond à un matériel proche de celui publié par Paladin Press pour Ringeck (revue à venir). La section 4 cependant est complètement différente et s’oriente plus vers un jeu de levier avec l’épée. Cette partie-ci est particulièrement amusante à travailler.
Pour les petits malins aficionados de la paléographie et de codicologie, le manuscrit original est rédigé dans une belle écriture bâtarde régulière, par un seul scribe, ce qui n’en fait pas le manuscrit le plus difficile à transcrire à ma connaissance. Bon, ça demande un peu d’entraînement quand même. Il est selon toute vraisemblance originaire de Bavière et aurait connu différents propriétaires, tous dans la région de cette belle ville de Augsbourg (franchement, c’est chouette, allez visiter et demandez moi pour les adresses de Biergarten), avant de rejoindre la bibliothèque universitaire de cette même ville en 1980.

Edition et traduction

Là on arrive dans le vif du sujet qui fait qu’on voudrait acheter un livre plutôt que de d’imprimer la page de wiktenauer correspondante. Donc, je vais sauter à la conclusion : c’est probablement un des livres d’AMHE les mieux édités sur le marché, et c’est certainement le meilleur de ma bibliothèque de ce point de vue. Le travail de Herr Hagedorn et de ses collègue est proprement fabuleux. Tout est tel qu’un manuscrit édité par des gens sérieux pour des amateurs sérieux devrait être.

Un mot rapide sur l’auteur de l’édition actuelle

Dierk Hagedorn est un instructeur d’escrime allemande faisant partie de l’école Hammaborg de Hambourg (qui selon moi est une bien moins chuette ville que Augsbourg, mais passons). Il est responsable d’une énorme partie des transcriptions de manuscrits allemands que vous trouverez sur wiktenauer, et pour ceci, on ne le remerciera jamais assez. Il a aussi édité un certain nombre d’ouvrages basés sur différents manuscrits (Gladiatoria, Talhoffer, Danzig…) dont certains entièrement en Allemand, mais tous de très grande qualité.

La forme

La qualité de l’impression est excellente. Il s’agit d’un livre relié, avec une couverture rigide et épaisse suffisamment solide pour transporter le livre à l’entraînement sans avoir peur de l’écorner. Le papier mat et écru utilisé pour les pages est de bon grammage, là encore solide, et est un vrai plaisir pour les doigts, les yeux et les narines. Pour chaque section, un onglet différent est imprimé en bord de page, ce qui permet de vite retrouver la section voulue. Pour finir, le livre inclus deux languettes de tissus (comme dans la vieille bible poussiéreuse trônant sur le buffet de chêne de votre grand-tante Gertrude), une bleu et une jaune, qui serviront de marque page. Bref, on se rend compte que tout a été pensé – taille, solidité, marquages… – pour faire de ce livre un ouvrage pratique, transportable et utilisable en salle d’arme, épée à la main, ce qui enlèvera une excuse aux cancres qui dorment au fond près du radiateur de ne pas vérifier leur sources durant la pratique.

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Le Contenu – le Manuscrit

Mais tant d’attention sur la forme serait bien triste si le contenu ne suivait pas. On en est loin. Attardons nous sur le contenu du manuscrit tout d’abord. Chaque feuillet (recto/verso) de manuscrit prend une double page de l’ouvrage. Chaque double page est séparée en quatre colonnes : le texte original transcrit tel quel avec les balises de numéro de page, la traduction en allemand moderne, les notes d’édition et la traduction en anglais. Le format des traduction suit celui de l’original, ce qui permet très facilement, et avec des connaissances intermédiaires d’allemand (ou leo.org en continu), de suivre les correspondances entre termes et le chemin parcouru par le traducteur. Et ça, c’est quand même pas du flan. On ne le répétera jamais assez, une traduction est toujours, d’une certaine manière, une interprétation. Et, comme la plupart des gens, j’admets ne pas parler le haut-allemand du XVe couramment, ce qui m’oblige à me rabattre sur des traductions dans un langage que je comprends. Le problème est que chaque traducteur va choisir des termes différents qui vont être influencés par leur connaissances et interprétations propres de la technique dont il est question. Je reviendrais plus en détail sur le sujet dans ma revue du livre de Meyer traduit et édité par J.L. Forgeng et dans celle de Ringeck publié par Paladin Press. Ici, au moins, on peut facilement remonter pour savoir quel terme a été traduit de quelle manière pour comparer ensuite avec d’autres ouvrages et repérer si une différence est due à la traduction ou au texte original. Rien que ça, c’est déjà bien plus que ce que la plupart des publications d’AMHE donnent à voir, et cela m’a été particulièrement utile quand je me suis attelé à traduire en français le Récital tel que donné par le Cod.44.A.8 pour les besoins de l’école. Ne maîtrisant pas la langue d’origine, il m’est difficile de juger la qualité intrinsèque de la traduction du texte original. Cependant, les textes allemands et anglais correspondent entre eux autant que j’ai pu le remarquer, et la cohérence de l’ensemble ainsi que les nombreuses notes de traduction et d’édition me font penser qu’on a là un travail sérieux et aussi objectif que possible.

Le Contenu – Les à-côtés

Et quand il n’y en a plus, il y en a encore ! Pas loin de la moitié du livre consiste en documents additionnels et analyses. Attention, on ne parle pas ici d’interprétation moderne de quelque sorte des techniques décrites, mais d’analyses codicologiques et historiographiques fouillées, à chaque fois en allemand et en anglais. La première de ces sections contemporaines est une description du codex original par Daniel Jacquet (chercheur suisse bien connu du milieu de AMHE, fondateur de Acta Periodica Duellatorum, une revue à comité de lecture que je conseille aux plus férus). Vient ensuite une analyse d’une trentaine de pages par Dierk Hagedorn sur le contexte du manuscrit dans la tradition de Liechtenauer, avec comparaisons et mise en relief de différences avec d’autres manuels. Finalement, en annexe, vous trouverez les vers originaux de plusieurs manuscrits mis en vis-à-vis (sans la traduction, mais permettant ainsi de voir les différences), quelques images et schémas décrivant le codex, un glossaire et une bibliographie.

Conclusion

Édition 6/5
Le sommet de la chaîne alimentaire

Traduction 5/5
Complète, détaillée, traçable, on ne peut pas en demander plus.

Intérêt du manuscrit 4/5
Une large vue des arts martiaux allemands du XVe siècle, avec une glose précise et détaillée. Texte seulement.

Contenu additionnel 5/5
Le travail d’analyse entourant le manuscrit est vraiment impressionnant, et aussi factuel que possible. Aucune interprétation contemporaine de technique n’a été incluse, et ce n’est pas pour me déplaire.

Verdict : COUREZ L’ACHETER !
Si vous vous intéressez à l’escrime allemande du XVe siècle, ce livre vous est nécessaire. Si vous êtes un fervent Fioriste ou Meyeriste (on prie pour vos âmes), ce livre pourrait vous convertir. Ceci est un excellent livre qui devrait servir de modèle à bon nombre de publications.
29,80 € bien dépensés.

2 réflexions sur “Jude Lew, Das Fechtbuch – On se Lew tous et on applaudit.

  1. Ping : Sigmund Ringeck’s Knightly Art of the Longsword – l’épée longue en mode Paladin du Chaos – Les Élucubrations d'un Escrimeur Vendéen au Québec

  2. Ping : Les Séquences à Jéjé : Krumphau et Fehler – Les Élucubrations d'un Escrimeur Vendéen au Québec

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